Scène 1, L’île des esclaves, Marivaux, 1725.

À la suite d’une fortune de mer, Iphicrate, noble Athénien, et son domestique, Arlequin, échouent sur une île nommée « l’île des Esclaves ». Les amis d’Iphicrate sont morts dans le naufrage, Arlequin a récupéré une bouteille de vin. Alors que le maître qui se sent en danger, est pressé de partir à la recherche de ses camarades et qu’il espère quitter l’île le plus rapidement possible, son serviteur ralentit le pas et n’a pas les mêmes intentions que son maître. 

Scène 1

La scène est dans l’île des esclaves. Le théâtre représente une mer et des rochers d’un côté, et de l’autre quelques arbres et des maisons.

(…)
IPHICRATE. − Eh ! ne perdons point notre temps; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d’ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l’île des Esclaves.
ARLEQUIN. − Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
IPHICRATE. − Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
ARLEQUIN. − Eh ! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maîtres, à la bonne heure; je l’ai entendu dire aussi; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE. − Cela est vrai.
ARLEQUIN. − Eh ! encore vit-on.
IPHICRATE. − Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin, cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. − Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
IPHICRATE. − Suis-moi donc ?
ARLEQUIN, siffle. − Hu ! hu ! hu !
IPHICRATE. − Comment donc ! que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, distrait, chante. − Tala ta lara.
IPHICRATE. − Parle donc; as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant. − Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! je vous plains, par ma foi; mais je ne saurais m’empêcher d’en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. − Le coquin abuse de ma situation : j’ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce côté.
ARLEQUIN. – J’ai les jambes si engourdies !…
IPHICRATE. − Avançons, je t’en prie.
ARLEQUIN. − Je t’en prie, je t’en prie; comme vous êtes civil et poli; c’est l’air du pays qui fait cela.
IPHICRATE. − Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et, en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant. − Badin, comme vous tournez cela ! (Il chante.)
L’embarquement est divin,
Quand on vogue, vogue, vogue;
L’embarquement est divin
Quand on vogue avec Catin.
IPHICRATE, retenant sa colère. − Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN. − Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE. − Eh ne sais-tu pas que je t’aime ?
ARLEQUIN. − Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s’ils sont morts, en voilà pour longtemps; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge.
IPHICRATE, un peu ému. − Mais j’ai besoin d’eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment. − Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE. − Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant. − Ah ! ah ! vous parlez la langue d’Athènes; mauvais jargon que je n’entends plus.
IPHICRATE. − Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d’un air sérieux. − Je l’ai été, je le confesse à ta honte, mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s’éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui, l’épée à la main. − Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN. − Doucement; tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.

Au XVIIIème siècle, les fortunes européennes profitent grandement de l’esclavage à l’aide du commerce triangulaire. Le sujet de l’esclavage est donc important et suscite de nombreuses interrogations. Ainsi, les relations maître/valet sont souvent exposées en littérature, notamment au théâtre comme ici.

I/ Une scène d’exposition :

On est dans une scène d’exposition in medias res qui remplit grandement ses fonctions. La scène nous présente deux personnages : Iphicrate, le maître et Arlequin, le valet. La scène se passe sur une île déserte nommée « l’île des esclaves ». Cette situation fait paraître clairement l’intrigue de la pièce. On s’attend à un retournement de situation entre les deux personnages.

→ Comment cette scène d’exposition laisse-t-elle entrevoir une critique comique de la société de l’époque ?

II/ La révolte d’Arlequin :

De nombreux éléments viennent nourrir le retournement de situation qui se met en place et la révolte du personnage « esclave », Arlequin. Dans la construction de la scène, on constate par exemple une distribution inégale de la parole. C’est Iphicrate qui a le dessus dans le début du texte, mais le nombre de répliques se trouve être inversé par la suite, Arlequin prenant le dessus. C’est même lui qui conclut la scène. On remarque également que Arlequin se montre ironique, il se moque de son maître : « Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! je vous plains, par ma foi; mais je ne saurais m’empêcher d’en rire ». La situation des deux personnages en elle-même est ironique. De plus, Arlequin s’impose de plus en plus en tant que personne. Lui qui vouvoyait son maître par respect et soumission se met à le tutoyer, il se range au même niveau que son maître : « Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ». Au final, c’est lui qui prend le pouvoir, en témoigne l’utilisation de l’impératif dans sa dernière réplique : « Doucement; tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde ».

II/ L’arme du comique pour dénoncer :

Dans ce contexte de censure et de monarchie absolue, il est dangereux pour les auteurs de prendre position sur un sujet aussi sensible que l’esclavage. C’est sans doute la raison pour laquelle Marivaux passe par le rire, le comique, pour dénoncer l’inégalité imposée par l’esclavage.

Dès le début de l’extrait, la situation ironique peut faire sourire le lecteur/spectateur. En effet, « l’île des esclaves » se prête tout à fait à la situation hiérarchique des deux protagonistes. On a déjà là un comique de situation. Mais le comique est encore plus marqué. En effet, les deux personnages sont drôles. Arlequin, par son comportement enjoué et son amour pour la boisson, et Iphicrate par son ridicule. Les nombreuses interjections d’Arlequin illustrent bien le comportement enjoué du personnage inspiré de la commedia dell arte : « Oh! Oh! », « Eh! », « Ah! Ah! Ah! ». De plus, ce dernier chante et rit pour se moquer de son maître, en démontrent les nombreuses didascalies : « Il chante », « en riant, « en badinant ». Iphicrate, lui, est ridiculisé. Il n’arrive pas à reprendre le dessus sur son valet et ses réprimandes n’ont aucun effet : « Esclave insolent ! ». Arlequin prend le dessus sur son maître au point de faire disparaître Iphicrate de l’esprit des lecteurs/spectateurs. C’est Arlequin qui semble plus malin que son maître, il a su saisir la bonne occasion et profite de la situation et la disparition du gourdin pour se venger.

Bilan :

L’argumentation indirecte est un bon outil pour les auteurs qui cherchent à plaire et instruire. Marivaux passe ici par le rire pour dénoncer, faire la morale au public. Cette pièce est un miroir ironique de la société. Les lecteurs/spectateurs rient jaune et se reconnaissent dans cette pièce et s’identifient au maître.

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